Est-il réellement possible de faire travailler ensemble start-up et grands groupes ? par T Jama Selectionnist et S Richard Orange

Est-il réellement possible de faire travailler ensemble start-up et grands groupes ?

Tatiana Jama : Chez Selectionnist nous travaillons principalement avec de grands groupes (annonceurs ou éditeurs). Nous sommes la preuve par l’exemple que c’est possible. On ne va pas se cacher que travailler ensemble est parfois compliqué ! Pour autant ce qui se passe actuellement est très bon pour l’écosystème et ce même si la nature de nos relations reste un mystère. L’envie est là, l’exécution doit maintenant suivre pour que la start-up mania ambiante ne soit plus un effet de mode, mais bien l’occasion de réconcilier nos deux mondes.

Stéphane Richard : Je partage votre point de vue sur la start-up mania et beaucoup de grands groupes se posent la question de la manière de faire. Avec un mélange d’envie, de nécessité, sans que cela ne soit jamais interprété comme une volonté prédatrice. Mais au-delà, se pose le sujet de la concrétisation économique. Qui peut passer par un rachat bien sûr, mais surtout dans la manière de partager la valeur durant la relation. Les groupes ne peuvent pas se cantonner à une approche citoyenne, de mécénat. Je suis convaincu que la grande partie des problèmes viennent des non-dits et du manque de clarification.

Ce qui est souvent dû au rapport de force très défavorable aux start-up.

SR : Pour quelqu’un qui crée son entreprise et prend des risques, cette traduction économique est essentielle. La relation est déséquilibrée par nature, mais nous nous définissons davantage comme leur grand frère. Avec la mission de les repérer, de les accompagner, de les financer, en essayant de balayer avec un spectre large, notamment sur le plan international. Nous avons déjà accompagné 200 start-up d’une manière ou d’une autre et cela fait partie intégrante de notre philosophie d’innovation ouverte.

Comment définissez-vous cette relation économique ?

SR : Pour que la relation soit saine, il faut remplir des conditions, dont certaines tiennent à l’organisation. 3000 personnes travaillent à l’innovation chez Orange et cela peut paraître lourd. Mais à partir du moment où une relation s’installe, nous instaurons des règles claires sur la manière dont le business va se répartir entre nous. Si l’on place votre application dans les services qu’on propose à nos clients, cela va générer de la valeur. Si nous avons quelques règles, nous nous adaptons plutôt au cas par cas.

TJ : Nos cultures sont antinomiques et il est nécessaire d’apprendre à travailler ensemble. Si l’on reprend la définition d’une start-up, c’est une entreprise qui a un potentiel de croissance exponentielle, et pour l’atteindre elle doit déployer un socle qui doit rester le même, pour parvenir à ce qu’on appelle  »la scalabilité ». Par conséquent elle ne doit pas personnaliser son offre pour y arriver.

C’est ce que vous demandent les groupes ?

TJ : Ils cherchent des prestations adhoc et la start-up n’est pas câblée pour ça. Du coup, on se retrouve dans une relation compliquée dès le départ car nous les sollicitions dans notre cas pour digitaliser leurs campagnes publicitaires (pour les annonceurs) et leurs magazines (pour les éditeurs) afin de leur faire adopter notre technologie de reconnaissance visuelle. Certains n’hésitent pas non plus à nous dire qu’il est tellement extraordinaire de travailler pour eux, que nous devrions le faire gratuitement. C’est sous-estimer le besoin urgent d’innovation du marché.

Quelles erreurs faut-il éviter pour fluidifier cette relation ?

SR : Il faut principalement éviter la mécanique « achat », inadaptée au monde des start-up. Tout comme il faut éviter le traitement dans une logique de mécénat. La bonne relation se situe quelque part entre les deux. Chez Orange, nous commençons par leur ouvrir nos systèmes, nos API, afin que les développeurs puissent rendre accessibles leurs solutions. C’est une manière d’ouvrir la porte, c’est de l’APIculture, où les abeilles alimentent la ruche. Ensuite, nous leur permettons de mener des tests grandeur nature avec des millions de clients, mais aussi avec l’appui de nos équipes techniques.

Est-ce que cela doit nécessairement passer par une prise de participation au capital à un moment ou l’autre ?

SR : Non, ce n’est pas indispensable. Le fait est que lorsque l’on a fait connaissance avec une start-up, ses fondateurs, et que l’on établit une relation avec eux, il est logique que nous puissions les suivre avec un financement. Mais ce n’est pas parce que nous avons investi dans une société que nous allons créer une relation commerciale avec elle par la suite.

TJ : Cela dépend des cas. Dans le cadre d’une innovation radicale, ce n’est pas forcément intéressant. Uber n’allait pas nouer une relation avec G7 par exemple… Et Airbnb avec AccorHotels. En fonction de la nature de l’innovation, si elle est radicale ou incrémentale, les partenariats seront différents.

Un grand groupe qui entre au capital peut apporter son expertise et c’est ce que nous recherchons aussi, cette « smart money ». Nous en avons parfois besoin pour grandir ! Pouvoir déployer son appli sur un parc comme celui d’Orange est une opportunité exceptionnelle. Comme Shazam qui n’aurait jamais pu exister s’il ne s’était pas intégré à Apple, par exemple.

N’est-ce pas un peu dommage pour une start-up de se revendre à un grand groupe plutôt que de tracer son propre destin en solo ?

TJ : Toutes les start-up ne peuvent pas forcément, en fonction du projet, devenir des licornes :ces sociétés valorisées plus d’un milliard ! C’est vrai qu’on a besoin d’avoir une ambition démesurée pour se dépasser, emmener une équipe dans un projet innovant.

Du point de vue d’un grand groupe racheter une start-up, cela lui apporte un savoir-faire technologique, des talents. Et parfois pour certaines start-up, le rachat peut-être une opportunité. Quand nous avons revendu notre première société, c’est parce que nous avons considéré qu’il s’agissait du meilleur chemin pour son intérêt social : on était sur un marché très concurrentiel et se faire racheter par une filiale d’Amazon, c’était ce qui pouvait nous arriver de mieux.

C’était très bien, nous avons revendu et nous avons fondé Selectionnist : une application mobile de reconnaissance d’image. Toutes les start-up n’ont pas pour finalité de devenir de grands groupes. Ce n’était pas le cas pour notre précédente entreprise, nous espérons que cela le soit pour Selectionnist.

Est-ce que les grands groupes achètent suffisamment de start-up ?

TJ : Il y a un problème de sous-valorisation des start-up qui fait qu’elles ne sont pas rachetées, pour certaines. Et il y a aussi un phénomène angoissant car il y a plein de rachats qui se sont mal passés. Le gouvernement pourrait aider. Il existe plein de systèmes incitatifs pour racheter des boites à l’étranger. On peut inciter les grands groupes à faire des acquisitions grâce à des mécaniques fiscales pour que cela leur coûte au final moins cher que s’il y a des pertes. Plein de choses existent ailleurs, il serait bon de s’en inspirer.

SR : Oui, on ne peut pas vraiment considérer la France comme un paradis fiscal. Mais d’une manière plus générale, les chiffres parlent d’eux-mêmes : les groupes européens ont beaucoup de mal à racheter des start-up sur des valorisations virtuelles sur lesquelles on peut émettre quelques interrogations. Sur ce marché-là, les européens ne sont pas bons. Aujourd’hui, faire une acquisition de 15 millions sur une société jeune et qui n’a pas de revenus significatifs, c’est compliqué. Car il existe une aversion au risque qui est générale dans le système, dans les gouvernances des groupes, chez les industriels, les banques…

Orange peut-il avoir peur d’être disrupté ?

SR : On ne considère pas être à l’abri, mais notre situation ressemble à celle des fournisseurs de pelles pendant la ruée vers l’or. Nos infrastructures, l’accès à nos consommateurs sont une clé dont il est difficile de se passer. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas challengés : nous avons l’habitude avec WhatsApp et Skype par exemple. Mais déployer un réseau de fibre optique ou un réseau 4G ne peut pas être le projet d’une start-up.

Justement, est-ce que les grands groupes sont capables d’innover ou agitent-ils leurs start-up pour se dire innovants?

TJ : Il y a différents types d’innovations. Ils sont incapables de créer des innovations radicales, mais sont capables de créer des innovations incrémentales. Tout repose sur les hommes qui les dirigent et qui, à un moment donné, vont séparer physiquement les équipes. Les très belles histoires, cela a souvent été quand l’ambition d’innovation a été très claire au départ et quand on a laissé faire une équipe.

Il existe aussi l’intraprenariat à l’intérieur des grands groupes. Pour ma part l’entreprenariat est ma passion. Mais c’est aussi un quotidien fait de 99% d’échecs et 1 % de réussite. On s’accroche à ce 1% pour changer le monde. Mais je comprends que tout le monde n’a pas envie de vivre cette vie-là. C’est un ascenseur émotionnel, il y a beaucoup d’adrénaline.

SR : Bien sûr qu’il y a un effet de mode des grands groupes et que cela fait partie d’une communication plus moderne de dire que l’on s’intéresse aux start-up. C’est presque un must, maintenant, d’avoir une politique en direction des start-up. Mais il faut faire la distinction entre innovation et start-up. Les start-up sont des sociétés qui diffusent une invention, mais c’est bien aussi un projet de business : leur but est de trouver des clients, des revenus… Dans les groupes comme Orange, il y a des gens qui font de l’innovation. Par exemple, on a le record du monde de vitesse sur la fibre optique. Mais on ne va pas en faire une start-up ! Quand on se lance dans la banque, je considère qu’on est dans l’innovation. Après, est-ce qu’on sera capable d’innover ou pas, on verra. Mais c’est un pari basé sur une forme de disruption.

Tous les deux, vous êtes aussi business angels, comment réalisez-vous vos investissements ?

TJ : J’ai eu la chance de vendre ma boite et j’ai investi dans une dizaine de sociétés. Cela s’est fait à la fois grâce à diverses rencontres, en lesquelles je crois, et aussi, grâce à une structure dans laquelle je suis, que j’ai cofondée avec 50 entrepreneurs, qui s’appelle 50Partners. L’idée c’était d’apporter notre aide et d’en faire bénéficier les entrepreneurs de notre réseau.

SR : Je suis un cas atypique car j’ai fait un LBO il y a quinze ans dans l’immobilier qui a été un succès et depuis lors, j’investis régulièrement depuis 2000 dans les entreprises. J’en ai accompagné une dizaine, certaines ont marché, d’autres pas. Par exemple, je suis actionnaire de l’agence de publicité La Chose, crée il y a dix ans par des copains d’HEC. Plus récemment, j’investis des tickets dans des start up.

J’ai notamment pris un ticket dans Wistiki une boite spécialisée dans les objets connectés, ou encore dans la boite de Carolina Ritzler qui a inventé la combinaison revisitée pour les femmes. Je le fais à titre personnel et je n’interviens jamais si l’une d’entre elles rentre en lien avec Orange.

Que pensez-vous de la récente tribune de Tech Crunch sur la french tech qui manque d’ambition ?

SR : Face à une attaque d’une arrogance parfaite, qu’est-ce qu’il faut répondre ? Les américains, on les aime beaucoup, ils ont de très belles réussites, mais ils ont souvent tendance à vouloir écraser le monde du digital, et ils n’hésitent pas parfois à utiliser leur diplomatie pour cela. Qu’ils laissent un peu respirer les autres !

TJ : Ce qui m’interpelle, c’est que ce journaliste a été invité par le gouvernement dans un cadre précis lié à la french tech et qu’il est resté dans cette cage dorée pour écouter ce qu’on avait envie de lui dire. C’est super, sauf que l’écosystème français des start-up, ses incroyables marqueteurs, ses geek entrepreneurs, C’est beaucoup plus vaste que ce que le gouvernement a envie de faire passer comme message.

Donc ce que je réponds, c’est que c’est super d’être venu et d’avoir été à l’Elysée, mais s’il avait fait son job de journaliste, qu’il était sorti par la fenêtre et qu’il était venu nous voir, il aurait peut-être vu un autre écosystème. Et cet écosystème qu’il n’a pas vu, il est innovant, il est audacieux, il a un talent fou et je pense que ce qui commence à leur faire peur, c’est que ces boites incroyables comme Criteo, BlaBlaCar, Sigfox… sont des licornes et qu’il y en a pleins d’autres qui arrivent. Et le message à faire passer, c’est que, oui, c’est un peu flippant, mais les gentils entrepreneurs français ont aussi une ambition démesurée et on arrive !

 

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