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Innovation ouverte de diversification ou R&D non planifiée ? par M Sirapian

Nous l’avons vu ici, il est essentiel pour un grand groupe de prendre en compte le “bon moment” d’une collaboration avec une startup en termes d’innovation ouverte ; les notions de TRL et MRL sont notamment critiques. Pour rappel, le TRL (Technology Readiness Level) désigne le niveau de maturité technologique du projet de la startup, et le MRL (Market Readiness Level) la maturité marché.

Toutefois, comme je le rappelais ici, le “logiciel” des grands groupes suit encore majoritairement une approche fordiste. L’approche d’innovation ouverte du grand groupe, même si elle est initialement voulue sur le mode du co-développement et de la diversification, risque d’en pâtir ; les schémas mentaux sont en effet câblés “Recherche & Développement” (R&D) ou “Recherche et Technologie” (R&T), ce qui est bien compréhensible puisque la plupart des grands groupes ne se sont intéressés à l’innovation ouverte que depuis une dizaine d’années.

Il est utile de distinguer cette notion de diversification par innovation ouverte de la démarche plus classique de R&D, non pour opposer l’une à l’autre, mais pour ensuite indiquer les écueils probables de la conduite d’un projet d’innovation ouverte du fait de l’état d’esprit “R&D” qui imprègne encore la plupart des grands groupes.

Je l’ai exposé ici, la meilleure collaboration envisageable, en 2020, entre un grand groupe et une startup, est le co-développement, dans une logique de diversification de la startup. La startup y gagne car elle trouve un relai de croissance et se fait financer des fonctionnalités qu’elle avait déjà prévues de développer — le grand groupe s’y retrouve en amenant la startup à travailler pour son secteur, plutôt qu’un autre, et cela, sans avoir à gérer une intégration ou une fusion/acquisition périlleuse, très souvent destructrice de valeur.

Le co-développement consistera en pratique à financer des projets de maquettes, démonstrateurs voire prototypes (voir ici). Mais de quels types de projets parle-t-on ?

Quand la cellule d’innovation ouverte du grand groupe aura identifié les startups prometteuses pour sa filière (qu’elles y soient initialement adressées ou non), elle aura également une vision des feuilles de route de ces startups, des trajectoires prévues de ces entreprises en forte croissance. Un projet de co-développement peut alors consister :

a) à financer une adaptation, pour légèrement infléchir la feuille de route en cours ou prévue vers le besoin ou irritant du grand groupe. On ne parle plus de R&T et on se situe plutôt à un TRL 8 : c’est la frontière entre duplication et diversification

b) à financer le développement (de la R&D), dans le cadre de la feuille de route initiale de la startup ou la PME qui prévoyait de développer ces fonctions en vue d’ouvrir un nouveau marché ou d’asseoir sa position sur ses segments actuels. Le projet finance un passage de TRL 6 à environ TRL 8

Pour ces deux cas, on pourra parler de “capter de l’innovation externe” à l’organisation.

Bien sûr, plus une innovation est éloignée de l’environnement naturel du grand groupe, plus le passage par un cycle de maquettage et de démonstration sera nécessaire à la fois pour son acculturation mais également pour que les entités concernées apprennent à se connaître et travailler ensemble.

Je précise par ailleurs que si une maquette est nécessaire (faire émerger le concept, le cas d’usage) et si financer un tel projet n’a aucun sens pour les startups identifiées sur le sujet, il sera préférable de monter cette maquette par d’autres moyens (internes, simulation, etc.), dans un souci de ne jamais défocaliser la startup ou même la PME.

Je souligne cette notion de co-développement car il est primordial de tenir compte de la feuille de route de la startup : si le grand groupe doit accélérer une feuille de route dans le cadre de l’innovation ouverte, il s’agit bien de celle de la startup. L’approche exposée ci-avant n’est pas forcément naturelle pour le grand groupe qui, pour plusieurs raisons que je vais expliciter, risque de perdre de vue ce principe du co-développement.

En effet, le grand groupe est pour sa part habitué à des projets internes, plus ou moins linéaires de R&D. De plus, sous l’effet de mode du développement agile ou de l’explosion du phénomène startups, la majorité des grands groupes s’est approprié le vocabulaire des startups et manipule à tort et à travers des concepts, utilisés parfois à contresens. Combien de grands groupes vont parler de “POC” (voir ici pourquoi je pense qu’il est dangereux d’employer ce terme), ou désigner un projet interne, ou en collaboration avec une startup ou une PME, de “MVP” ?

Pour rappel, le MVP est le Minimal Viable Product. Techniquement minimal, économiquement viable. Si la culture française met facilement l’accent sur le “Minimal” (oui, nous savons que ça ne fait pas tout — ou la variante : nous avons un produit complet mais imparfait), la culture anglo-américaine se focalise sur le “Viable” (oui, nous savons que le produit est incomplet, mais il est parfait sur ses fonctions limitées — et d’ailleurs, voici les preuves de traction marché).

Cette démonétisation des mots, qui était déjà annoncée en 2017 par Henri Verdier et Pierre Pezziardi dans leur “Des startups d’Etat à l’Etat plateforme”, conduit à structurer les projets d’innovation ouverte comme des projets de R&D. Autrement dit, le grand groupe va considérer la startup ou la PME comme un bureau d’études externalisé et faire développer ses “MVP”.

Toutefois, dans les cas où le grand groupe ne tient pas compte de l’existence d’un besoin solvable dans son exploration R&D, il risque de se lancer dans un projet purement technique. Si on se projette sur les échelles de TRL et MRL, ce genre de projet sera très tiré par la montée en TRL, avec peu ou pas de considération pour le MRL. Si le grand groupe n’en souffrira pas financièrement (sa R&D est un centre de coût après tout), la startup ou la PME risque de s’épuiser à développer des “POC”, ou se défocaliser par rapport à sa propre feuille de route (technologique et commerciale).

Autrement dit, faire travailler une startup comme “son” bureau d’études sur une feuille de route qui potentiellement défocalise la petite structure peut facilement tenter le grand groupe — on est pourtant à la limite d’un phénomène de prédation involontaire de la startup par le grand groupe.

La clé reste toujours de se poser la question : quelle feuille de route suis-je en train d’accélérer ? La mienne (grand groupe) ou celle de la startup ?

L’innovation ouverte exclut-elle pour autant la R&D externalisée ? Pas forcément à condition d’être clair avec toutes les parties : le client interne et l’entreprise externe. Deux écueils principaux sont à éviter : l’un avec les startups, l’autre avec les PME :

  • les startups en quête de légitimité, et dans leur phase pre product-market-fit (la startup n’a pas encore fait la preuve de la viabilité de son modèle économique), ne devront pas être poussées par le grand groupe dans une impasse de type “POC technologique” : l’épuisement de la startup est assurée, éventuellement jusqu’à sa mort,
  • les PME avec un fort prisme technologique (focalisées sur les TRL et pas ou peu sur le MRL) risquent pour leur part de trouver dans les explorations des grands groupes “de bons sujets technologiques”, mais qui potentiellement finiront sur une étagère.

Mes préconisations seraient les suivantes :

  • pour le grand groupe, assumer le fait qu’on ne se trouve pas dans le cas de la diversification (captation) d’une innovation, mais dans une logique de la pousser/conduire, de façon relativement proche de ce qui est mis en œuvre pour la R&D “planifiée”. Une voie possible serait de confier ces projets aux managers internes des projets R&D, mais en les poussant tout de même à suivre la logique itérative maquettes/démonstrateurs/prototypes. Le manager R&D interne aurait alors la responsabilité de vérifier que les “MVP” sont réellement des produits minimaux et viables et non, comme je l’ai écrit ci-avant, des produits qui ne sont pas minimaux, ou non viables, ou ni l’un ni l’autre
  • pour les startups et les PME, s’assurer justement de la viabilité (au sens du besoin solvable) des projets engagés (parle-t-on d’une niche ? Est-ce que ce projet me défocalise de ma feuille de route prévue ? Au contraire, ces tranches de R&D m’ouvrent-elles de nouvelles perspectives business ?)

Ainsi le grand groupe aurait intérêt à distinguer clairement si les projets qu’il conduit relève d’une approche R&D (au sens de la R&D du grand groupe), ou d’une accélération du D de la R&D de la startup (diversification). Les outils, dispositifs et critères d’appréciation varieront et on évitera d’appliquer une trame unique à ces deux types de projets relativement différents. La grande organisation aura même intérêt, comme je le disais dans ce billet, à mêler la culture du labeur et de l’ouvrage, en confiant les projets de type R&D initiés par l’innovation ouverte (c’est-à-dire : non planifiés par l’organisation) aux managers “classiques” de R&D placés sous l’autorité des équipes gérant les projets du type “diversification/détournement d’usage”.

Source : https://massissirapian.medium.com/innovation-ouverte-de-diversification-ou-r-d-non-planifi%C3%A9e-b1ee756b3b6a

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